Étiquette : Principe de précaution

  • Pour un catastrophisme éclairé, Jean-Pierre Dupuy

    Pour un catastrophisme éclairé, Jean-Pierre Dupuy

    Selon Jean-Pierre Dupuy, réfléchir sur la place de la catastrophe dans la société contemporaine commence par un constat : la sécurité est toujours plus grande et pourtant le sentiment d’insécurité est toujours plus fort. Deux explications peuvent être avancées pour éclairer ce paradoxe. D’une part, le mal perd de plus en plus de son sens : l’idée qu’il puisse exister un mal nécessaire, qui selon la théodicée leibnizienne participerait à la maximisation du bien général, est de moins en moins acceptable, du fait de la disparition progressive de la logique sacrificielle. D’autre part, le sentiment règne que les catastrophes qui nous attendent seront d’une ampleur inédite.

    Précaution et prévention

    Le « principe de précaution », insaisissable mais présent à tous les niveaux, domine la réflexion en la matière. La précaution serait ainsi propre aux « risques nouveaux » (santé, environnement, alimentation, activité industrielle, etc.) dont la spécificité justifierait que l’on écarte la théorie du choix rationnel (analyse coût-avantage) propre à la prévention.

    La différence entre précaution et prévention résiderait en la nature du risque, déjà dégagée en 1921 par les travaux respectifs de Frank Knight et de John M. Keynes qui distinguaient le risque, incertitude probabilisable donnant accès à une fréquence, de l’incertain, non probabilisable. Le rapport Kourilsky-Viney sur le principe de précaution, remis au Premier ministre en 2000, parle quant à lui de risque avéré et de risque potentiel (ou « risque de risque ») dans le même sens. Par exemple, dans le premier cas, nous savons que la centrale nucléaire A présente une probabilité d’explosion de 50% dans les deux prochaines années ; dans le second cas, il existe une probabilité inconnue que l’hypothèse d’explosion soit vraie.

    La portée concrète du « principe de précaution » dépend grandement de nos valeurs : dans certaines situations, où il est estimé que la mise en œuvre d’un procédé pourrait mener à la mort d’êtres humains, le principe peut se traduire par la recherche du risque zéro, c’est-à-dire par une interdiction totale.

    Plusieurs arguments peuvent être avancés à l’encontre du « principe de précaution ».

    Il est d’abord contestable de comprendre les catastrophes à venir comme des « risques », car ces dernières, bien que résultant de l’action humaine, se présentent à nous comme des menaces extérieures, c’est-à-dire comme un destin ou une fatalité. L’autonomisation de la technique, notamment étudiée par Heidegger ou Ellul, en est la cause.

    L’expérience a prouvé que les développements déclenchés à chaque fois par l’agir technologique […] ont tendance à se rendre autonomes, c’est-à-dire […] qu’ils débordent le vouloir et la planification de ceux qui agissent. (Hans Jonas, Le Principe Responsabilité)

    Plus fondamentalement, prévention et précaution, loin de s’opposer, se confondent : la théorie des probabilités subjectives de Leonard Savage démontre ainsi qu’en situation d’incertitude, l’homme attribue une distribution de probabilités à un événement inconnu (par exemple ma voiture a 40%-60% de chances de ne pas tomber en panne d’ici à mon arrivée). La théorie a été complétée par le paradoxe d’Ellsberg, qui introduit l’idée d’une « aversion pour l’incertain », selon laquelle l’homme en situation d’incertitude accorde toujours plus de poids aux hypothèses les plus négatives.

    Enfin, on peut raisonnablement soutenir que le « principe de précaution » s’auto-invalide. D’une part, il est censé s’appliquer aux situations où l’existence d’un dommage grave et irréversible est incertaine ; or, il est impossible de connaître toutes ces situations car on peut parfois être certains à tort de l’inexistence d’un dommage. D’autre part, s’il vise le risque zéro, le « principe de précaution » peut être extrêmement dangereux, par exemple s’il commande l’interdiction d’un vaccin soupçonné être dangereux, alors même qu’il aurait pu sauver d’innombrables vies ; dans ce cas, la précaution revient à se passer du « principe de précaution ».1

    Pour un catastrophisme éclairé

    Dupuy défend le « catastrophisme éclairé », non comme principe mais plutôt comme façon de penser le monde, comme attitude philosophique. Le catastrophisme peut être rationnel et cohérent ; ses critiques, en se concentrant sur ses formes extrêmes ou incohérentes, manquent leur cible. Ainsi, il est reproché au catastrophisme de viser le « risque zéro » en souhaitant minimiser le risque. Il s’agit pourtant simplement de prendre en compte la survenance du pire dans le processus de décision, en accordant  « la priorité aux possibilités de malheur fondées de manière suffisamment sérieuses (et distinctes de simples fantasmes de peur) » comme l’écrit Hans Jonas. De la même façon, inverser la charge de la preuve en exigeant d’un inventeur de prouver l’innocuité de sa création n’exige pas le « risque zéro », mais que soit établie l’hypothèse d’innocuité sur une base solide, « au-delà du doute raisonnable ». Cette attitude est propre à une « heuristique de la peur » telle que proposée par Hans Jonas dans Le Principe Responsabilité, toute entière résumée dans la formule « davantage prêter l’oreille à la prophétie de malheur qu’à la prophétie de bonheur ».

    L’ambition du catastrophisme éclairé étant d’ordre éthique, son fondement ne peut être d’ordre psychologique. La philosophie morale peut ici nous aider. John Rawls, dans sa Théorie de la justice, introduit d’abord la stratégie « minimax », selon laquelle il faut minimiser le pire sans pour autant le tenir pour certain, sans faire appel à la psychologie. Les sociétaires, placés dans la Théorie sous un « voile d’ignorance » quant aux conditions concrètes de leur existence, s’entendent sur des principes de justice en délibérant. Rawls déduit qu’ils s’accorderont pour maximiser le sort des plus défavorisés, non par « aversion pour le risque » mais simplement parce que l’issue de la délibération n’est pas acceptable autrement. La philosophie morale introduit également le concept de fortune morale, selon lequel le jugement que l’on porte sur un acte est rétrospectif : si, pour réussir, un peintre quitte femme et enfants pour une contrée lointaine, son choix sera regardé comme bon ou mauvais selon qu’il ait réussi ou non. François Ewald explique ainsi que l’on ne peut savoir si nos choix actuels de développement poseront ou non problème ; comme l’écrit Hans Jonas dans Pour une éthique du futur, c’est « l’anticipation de la rétroactivité du jugement qui fonde et justifie la posture catastrophiste ».

    Le catastrophisme ne peut en tout cas se fonder sur la précaution ; non seulement le « principe de précaution » est inutile, mais encore la théorie de la précaution est tout entière inopérante s’agissant des menaces nouvelles. Cette dernière opère en effet une distinction entre « aléa probabilisable » et « incertitude épistémique » (subjective) alors que nous ne nous trouvons dans aucun de ces deux cas. Ainsi, la précaution implique que l’on engage un effort de recherche afin que l’incertitude subjective quant à la réalité des menaces se mue en certitude objective2. Or l’incertitude en la matière est doublement inévitable. Notre savoir technique excèdera toujours notre savoir prévisionnel. En outre, notre ignorance repose quoi qu’il en soit sur des fondements objectifs : la complexité des écosystèmes et de nos systèmes techniques rend toute modélisation et donc toute prévision impossible. Le problème tient donc à notre finitude et non à un simple défaut de connaissances.

    La prévention et le conséquentialisme sont à écarter pour la même raison.

    La démarche coût-avantage, à laquelle se réduisent donc aussi bien la précaution que la prévention, n’a ici aucun sens. La complexité des écosystèmes se traduit par un « effet de seuil » : avant d’avoir atteint un certain point, nous pouvons perturber un écosystème à volonté, sans conséquences, d’où des coûts infimes ; au-delà de ce seuil (qu’il est d’ailleurs impossible d’estimer), l’écosystème devient chaotique, d’où des coûts infinis.

    Un conséquentialiste comme Samuel Scheffler pense que face aux nouvelles menaces, seul le conséquentialisme peut fonder une responsabilité. La morale de sens commun, en donnant une priorité absolue aux devoirs négatifs (« tu ne tueras point ») sur les devoirs positifs (« tu viendras en aide à ton prochain »), ainsi qu’aux obligations vis-à-vis de proches plutôt qu’envers l’ensemble de l’humanité, ne nous est plus d’aucun secours. Hans Jonas, bien que non conséquentialiste, abonde d’ailleurs en ce sens. Le conséquentialisme de Scheffler est pourtant tout aussi inutile : l’incertitude objective propre aux systèmes complexes ne permet pas de procéder à un calcul des conséquences.

    L’aveuglement devant la catastrophe

    Si la réflexion sur la précaution est axée autour de l’action en situation d’incertitude, cette dernière n’a pourtant rien à voir à l’affaire. De fait, si la précaution est propre aux risques dont on ne peut être certains, le doute à leur propos peut être très fort. Le problème n’est pas tant l’incertitude que la certitude ; tout nous porte à penser que notre mode de développement nous mène vers la catastrophe, mais nous ne croyons pas ce que nous savons.

    Il existerait un « principe inverse d’évaluation du risque », selon lequel notre propension à reconnaître l’existence d’un risque serait fonction des solutions existantes. Le problème n’est pourtant pas tant d’ordre psychologique que métaphysique. Henri Bergson, dans Les deux sources de la morale et de la religion, fait part de son étonnement vis-à-vis de la guerre de 1914 : l’événement paraissait impensable avant de survenir, puis curieusement familier. Dans un texte intitulé « Le possible et le réel », écrit pour le comité Nobel qui lui décerne la récompense en 1930, Bergson prétend qu’à l’instar de la nature, « l’artiste crée du possible en même temps que du réel ». L’œuvre réelle devient rétrospectivement possible ; sa possibilité ne précède pas sa réalité mais la précèdera une fois sa réalité apparue. La catastrophe, de même, est impossible avant d’avoir lieu et c’est pourquoi il est impossible de la prévoir. Pour sortir de l’impasse, il ne suffit pas de donner réalité à la catastrophe future en la tenant pour certaine, auquel cas la catastrophe, une fois prévenue, perdrait sa réalité et donc son pouvoir de nous faire réagir ; il faut l’inscrire radicalement dans le futur en la tenant pour inéluctable.

    Prévoir l’avenir pour le changer

    Pour fonder l’éthique du futur, aussi bien le conséquentialisme que la déontologie sont inopérants ; seule demeure l’heuristique de la peur proposée par Hans Jonas. En effet, l’excès de notre puissance sur notre capacité de prévision nous oblige à prévoir l’avenir sans pouvoir le faire. Pour sortir de cette aporie, Jonas se place d’emblée dans l’avenir ; nous devons dégager une éthique en regardant le présent depuis le futur, et non l’inverse.

    En indexant les modalités (le possible, le nécessaire, etc.) sur le temps, la métaphysique bergsonienne nous empêche de tomber dans l’absurde : si la possibilité d’une catastrophe ne précède pas sa réalité, alors nous devons admettre qu’une fois apparue, il était impossible que la catastrophe ne se produise pas, mais qu’avant qu’elle ne se produise elle pouvait ne pas se produire. L’issue se trouve dans l’activité de prédiction, qui n’a pas seulement pour but de connaître l’avenir mais aussi d’agir sur le monde. La prédiction, dans ce dernier cas, est faite pour qu’elle ne se réalise pas : dans le livre des Rois, le Seigneur demande à Jonas de prophétiser la chute de Ninive, accusée d’avoir péché devant la Face de l’Éternel. Ninive fait acte de repentance et Dieu lui pardonne. La prophétie, par le fait même d’agir sur le monde, devient fausse, du fait qu’elle exprime en réalité ce qu’il se serait passé si elle n’avait point été exprimée. Hans Jonas résume dans Le principe responsabilité le dilemme du prophète :

    La prophétie de malheur est faite pour éviter qu’elle ne se réalise ; et se gausser ultérieurement d’éventuels sonneurs d’alarme en leur rappelant que le pire ne s’est pas réalisé serait le comble de l’injustice : il se peut que leur impair soit leur mérite.

    Prévoir l’avenir pour le changer, dans notre métaphysique « traditionnelle » issue de Leibniz, est une impossibilité logique. David K. Lewis pense ainsi que la proposition « changer l’avenir » n’a de sens que dans la mesure où elle exprime que l’avenir dépend contrefactuellement du présent – c’est-à-dire (en partie) de ce que nous faisons maintenant : si nous avions agi autrement, l’avenir aurait (peut-être) été différent. Dans le monde réel, l’avenir est cependant nécessairement ce qu’il sera. La tâche que s’assigne Hans Jonas est dès lors une impossibilité logique et métaphysique : si la catastrophe est inéluctable, nous ne pouvons y échapper. Pour dégager Jonas de l’impasse, il faut reformuler la métaphysique qui sous-tend ses propos. En réalité, le prophète qui annonce le péril à venir est conscient du caractère autoréalisateur de sa prophétie, est lucide sur le statut de l’avenir qu’il prévoit ; dans notre nouvelle métaphysique, nous pouvons dire que l’avenir dépend causalement du prophète tout en étant contrefactuellement indépendant du prophète.

    Dans la métaphysique « traditionnelle », le passé est « fixe » (indépendant contrefactuellement du présent) et l’avenir est « ouvert » (dépendant contrefactuellement du présent). Dans ce cadre, le temps choisit entre plusieurs possibles ; c’est le « temps de l’histoire ». Le prophète, lui, tient l’avenir pour fixe tout en croyant qu’il le cause. Une dépendance causale peut en effet aller de pair avec une indépendance contrefactuelle. Une autre conception du temps est alors possible, où l’avenir est tenu pour fixe, comme inscrit dans les astres, bien que nous sachions que c’est nous qui le faisons (par exemple les prévisions de trafic, de taux de croissance, résultat des élections, etc.) : c’est le « temps du projet », en forme de boucle, où l’avenir, produit par le passé, rétroagit sur ce dernier. La prévention n’est pas concevable dans ce temps, car il faudrait pour cela que l’événement indésirable soit un possible qui puisse ne pas se réaliser ; or tout possible se réalise nécessairement ou bien dans le présent ou bien dans le futur. Le fatalisme est mimé : le passé et l’avenir se déterminent simultanément. Il s’agit, comme l’ont dit les pères de la planification Pierre Massé et Roger Guesnerie, « d’obtenir par la concertation et l’étude une image de l’avenir suffisamment optimiste pour déclencher les actions qui engendreraient sa propre réalisation »3, ou plutôt en ce qui nous concerne de se former une image de l’avenir suffisamment repoussante pour déclencher les actions empêchant sa réalisation. Ceci étant, si l’on réussit à éviter l’avenir indésirable, comment peut-on dire que l’on sera fixé sur l’avenir en question ?

    Une catastrophe inéluctable mais peu probable

    Hans Jonas regrettait le fait que l’on n’accorde pas un poids de réalité suffisant à l’inscription de la catastrophe dans le futur, ni cognitivement, ni émotionnellement. Le temps du projet permet cette actualisation du futur, en considérant la catastrophe non pas comme un possible mais comme une nécessité.

    L’aporie métaphysique à laquelle nous faisons face trouve cependant une solution avec la « logique » MAD ou « destruction mutuelle assurée », constitutive de « l’équilibre de la terreur » dans lequel l’heuristique de la peur a d’ailleurs joué un grand rôle. La logique MAD est la suivante : en formulant une intention de destruction, la destruction en question est évitée. Le débat s’est d’abord focalisé autour de la question de la moralité de cette intention : selon les conséquentialistes et contre la morale commune, ladite intention (« tuer des innocents ») serait morale. Le fait que l’intention soit conditionnelle ne change rien à l’affaire, car les conditions en question sont largement maîtrisées ; l’intention est précisément formulée pour que les conditions d’exécution de la menace ne soient pas satisfaites. S’il est certain que le feu nucléaire ne sera jamais utilisé, la dissuasion est par conséquent auto-invalidante et donc inutile. La possibilité du pire ne doit donc pas être écartée.

    Une dissuasion efficace et morale, donc, doit être à la fois possible et non réalisée, ce qui nous fait tomber dans le schéma de la prévention. Or l’obstacle à une prévention efficace tient à ce que l’apocalypse nucléaire n’est pas crédible : quel dirigeant, maître d’un pays en ruine après avoir subi une première frappe, prendrait le risque de détruire l’humanité en ripostant ? En réalité, la catastrophe est ici de même nature que les « menaces nouvelles » technologiques ou environnementales. En effet, les partisans de la « destruction mutuelle assurée » ont fini par faire l’économie du concept « d’intention », auto-invalidant, au profit de la doctrine de la « dissuasion existentielle », selon laquelle la dissuasion existe par le fait même de l’existence d’arsenaux nucléaires. Le mal prend alors la forme d’un destin ou d’une fatalité. La dissuasion, en ce cas, marche bien du fait même qu’elle puisse échouer en cas de crise grave, par un accident. C’est l’incertitude sur son efficacité qui rend la prévention efficace.

    La « dissuasion existentielle » ne peut être correctement comprise dans le « temps de l’histoire », qui est celui de la stratégie ; la stratégie suppose une intention, qui est ici écartée. Comme la « nature », tel l’artiste, crée du possible en même temps que du réel, il faut donner une réalité à l’événement inédit pour qu’il puisse être perçu comme possible et produire ses effets. La « dissuasion existentielle » respecte ce schéma en faisant de la catastrophe atomique un destin, c’est-à-dire un événement inéluctable bien que peu probable.

    L’aporie du catastrophisme tenait à ce qu’en se fixant sur un événement négatif, il s’auto-réfutait, à l’instar de la dissuasion « parfaite ». Pour que la catastrophe reste inscrite dans l’avenir, une imperfection doit demeurer dans le bouclage, sans quoi le signal en provenance de l’avenir annihile sa propre source. L’apocalypse est comme inscrite dans l’avenir, mais sa probabilité d’occurrence est heureusement extrêmement faible. Une heuristique de la peur tient à ceci : ce qui a une chance de nous sauver est cela même qui nous menace ; nous sommes condamnés à une vigilance permanente. Le catastrophisme éclairé consiste donc à percevoir l’existence humaine comme résultant de la négation d’une autodestruction.

    1. Idée notamment développée dans le livre de Dieter Birnbacher, La responsabilité envers les générations futures ↩︎
    2. À titre d’illustration, la loi Barnier de 1995 rapporte l’absence de certitudes à l’état des « connaissances scientifiques et techniques du moment ». ↩︎
    3. Roger Guesnerie, L’économie de marché. Paris, Flammarion, coll. « Dominos », 1996, p. 75 ↩︎